Oujda la douce : « Hors du temps » (4/4)

Ce texte m’a été commandé dans le cadre de la convention entre l’Institut Français et la Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée. Ce projet international est destiné à l’ensemble de l’interprofession. Pour de plus amples renseignements, consulter le site de OLL. A lire – Oujda la douce : « Marcher dans la rue » (3/4)

Hors du temps

Toute manifestation littéraire a sa soirée officielle de clôture. Celle du Salon des Lettres du Maghreb a lieu dans un ryad. Je n’avais jamais mis les pieds dans un endroit pareil, auparavant. À notre arrivée, une haie de musiciens-danseurs nous accueille avec un air aussi vigoureux que traditionnel. Comme nous nous arrêtons pour les admirer, ils sont obligés de recommencer. Comme ils recommencent, nous restons bloqués. Le choc des cultures !

Je traverse des pièces majestueuses, où sont dressées de vastes tables rondes. Des tapis jonchent les sols, les lumières tamisées créent une ambiance féérique, on s’attend à voir débouler Cendrillon dans son carrosse. Une table nous est réservée, mais j’ai envie de bouger, de bousculer les codes, pas de m’asseoir pour un énième repas.

Dans la salle où nous sommes, se trouvent la table d’honneur et un orchestre constitué exclusivement de femmes. Le spectacle qu’elles forment nous enchante. Je reste debout, observant les détails de l’architecture, la beauté des mosaïques, la finesse des éléments. J’échange quelques mots (trop peu à notre goût) avec Loubna Serraj dont l’élégance raffinée et la beauté impériale me donnent l’impression d’être une antiquité. Et je vois Abd Al Malik. Pardon ? Abd Al Malik est à trois mètres de moi et personne ne m’a prévenue ?! Voudrait-on m’achever ? Assis en toute discrétion, il se prête au jeu des selfies et répond avec courtoisie aux uns et aux autres. Je n’envisage pas un instant de m’approcher de lui et de faire ma groupie. J’y gagnerais sans doute une photo et quelques likes sur les réseaux sociaux, mais j’y perdrais ma dignité.

Au lieu de quoi, j’avise Onesiphore Nembé, le poète aux yeux tristes qui a traversé le désert. Il est assis à la table de la délégation de Côte d’Ivoire et semble plus seul qu’il n’est humainement possible de l’être dans une foule pareille. Une chaise est restée libre à sa droite. Autour de la table, un Imam qui enseigne la charia et avec lequel j’ai échangé quelques mots dans le bus, le représentant du gouvernement de la Côte d’Ivoire – que tout le monde appelle Monsieur le Ministre –, un auteur mauritanien et d’autres convives dont je ne sais rien. Une dizaine d’hommes donc, autour d’une table où, manifestement, aucune femme n’est attendue. Qu’à cela ne tienne. Je m’avance, salue Onésiphore et lui adresse quelques mots. Il m’invite à m’asseoir.

C’est le moment où j’ai remercié intérieurement mon père de m’avoir préparée à bien des situations. J’arbore mon plus joli sourire et je demande à la cantonade : Ces messieurs verraient-ils une objection à ce que je dîne avec eux ? Ces messieurs me répondent courtoisement que non, même si l’Imam me considère avec un brin de sévérité.

L’eau pétillante coule à flots, ce soir-là. Onésiphore me raconte son histoire, elle est aussi triste que son regard. Parti depuis neuf ans parce qu’il craignait pour sa vie, il n’est jamais revenu chez lui. Son frère est mort entre temps, son père aussi. Il tente de survivre en tenant un journal, Afrique progrès magazine, pour lequel il doit sans arrêt trouver de nouveaux annonceurs. Il écrit des recueils de poèmes sous le nom de son frère, Nlend Alberto, afin de l’honorer. La femme qu’il aime vit en France. Des raisons liées aux traditions et qui nous paraîtraient obscures, à nous français, les empêchent de se rejoindre.

Je parle peu, de mon côté, sauf pour évoquer mon pays, la place que les femmes y tiennent et les combats qu’elles mènent pour leur altérité – égalité en droit et en devoir. Le Ministre et l’Imam m’écoutent en silence. Une graine est semée, qui pourrait dire ce que sera sa destinée ? Onésiphore me fait des confidences qui, en tant que telles, resteront entre nous.  Nous nous prenons la main à plusieurs reprises et il me dit en guise d’adieu qu’il a passé une bonne soirée grâce à moi.

En quittant le ryad, je me retrouve derrière Abd Al Malik, seul à deux pas de moi. Je tends la main, lui effleure l’épaule. Il se retourne – Puisque j’ai le privilège de vous croiser ce soir, je voulais juste vous dire que j’aime votre travail. Il me remercie, en portant sa main sur son cœur. Ce moment entrera dans mon panthéon personnel, avec la fois où je me suis trouvée sous un parapluie en compagnie de Stéphane Eicher, et que je n’ai pas été foutue de lui décrocher plus de quatre mots – impressionnable bécassine.

Dans L’écharde du silence, mon premier livre, j’écrivais ces mots qui sont restés mon viatique en vingt ans de publications et d’interventions diverses : Écrire pour partager l’insensé, l’insoutenable, l’inaccessible. Écrire pour retisser le fil brisé de la fraternité chez les hommes. Écrire, un défi digne de la race des Titans. On oublie trop souvent que la parole est une arme et que nous sommes équipés dès l’enfance sans mode d’emploi valable. À Oujda, nous avons pris les livres comme socle et la langue comme lien, pour nous rencontrer et tenter, à notre manière, de réunir la grande Famille de l’Homme. Ce n’est rien et pourtant c’est beaucoup. Chacune et chacun, à sa manière, s’est engagé en tant que personne, à poursuivre cet objectif commun : Réinventer l’universel.

Nous avons quitté Oujda revitalisées. Dans l’avion d’Air Germania, un sandwich austère nous a été balancé à la vitesse de la lumière, sous l’œil sévère des hôtesses de l’air, tandis que le pilote prenait une demi-heure d’avance sur son horaire. Le choc des cultures, on vous dit ! Notre délégation d’Occitanie Livre & Lecture a encore du pain sur la planche !

Ma grand-mère disait que l’hospitalité est un acte poétique, a scandé Marc Alexandre Oho Bambé. Poètes…vos papiers ! aurait répondu Léo Ferré. Nous écrivons tous les chapitres d’un seul et même livre, cette idée de Paul Valery m’a toujours inspirée. Un seul et même livre, pour une seule humanité.

Merci Oujda, Shuukran petites frangines, Na som jita à toutes et à tous.

 

 

Cet article a 2 commentaires

  1. Gilles

    Ce quatrième épisode est surréaliste avec ce décor dingue. Heureusement, il y a ce poète aux yeux tristes. Quelle belle série. Tu dois avoir envie de retourner là-bas ?

  2. Frédérique

    On y retournera/rait avec plaisir 🙂

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